Paolo Bellomo et Agathe Lauriot dit Prévost, pour leur traduction de l’italien de Ceci n’est pas une chanson d’amour, d’Alessandro Robecchi aux Éditions de l’Aube
Nous sommes en effet bien éloignés d’une chanson d’amour ! À moins qu’elle ne soit particulièrement grinçante. Le polar polyphonique d’Alessandro Robecchi se déroule autour de trois couples hauts en couleur : deux tueurs tout droit sortis d’un film de Lautner ; deux gitans peu vertueux ; Carlo le producteur de téléréalité à l’allure très berlusconienne et Nadia, une déesse de l’informatique. Le tout, sur fond de Goebbels, de Bob Dylan et de cadavres à la pelle, en plein cœur de Milan, la capitale de la mode et économique italienne cette fois égratignée ! Drôle, caustique, pétillant, surprenant, acide, méchant et noir… les qualificatifs pour décrire cette Comedia dell’arte à l’humour latin ne manquent pas.
Les traducteurs, au nombre de deux sur la couverture, ont retranscrit avec brio le ton et le rythme de ce roman, qui rappelle sans détour Les Tontons flingueurs ou encore Les Pieds nickelés. Paolo Bellomo a traduit tout le texte ; Agathe Prévost a tenu le rôle de relectrice « augmentée » en réalisant une relecture « dialoguante » du texte. « Ce duo a rendu le récit parfaitement homogène. Ils ont fourni un travail d’équilibriste parfait », souligne Sylvie Escat. « Ça fait vraiment mouche ! ». Dans ce portrait au vitriol sur le monde contemporain media/politique se fait sentir « un permanent persiflage satyrique », détaille Bernhard Lorenz. « À chaque page, on retrouve deux ou trois phrases au langage imagé qui font sourire comme “Il s’habille de son sourire Connard n°5” ou encore “le Troudukustan”. » S’y ajoutent des notes de traducteur très utiles ainsi que de délicieuses formules de comparaison, très appréciées de Sylvie Escat « […] le regarde comme s’il voyait Lady Gaga en bikini dans un magasin de Téhéran », « le garçon est comme le café turc. Tout doit bien se déposer au fond », « il la regarde comme si un lion venait de demander une gazelle de tofu au serveur »… Les traducteurs ont sans conteste transformé cette bouffonnerie en un incroyable spectacle.
Ceci n’est pas une chanson d’amour, premier roman d’Alessandro Robecchi, a remporté le Prix Violeta Negra Occitanie 2021.
Jiliane Cardey, pour sa traduction du hindi de Pour une poignée de ciel, une anthologie établie par elle-même aux Éditions Bruno Doucey
Quand une poignée de vers met en lumière un horizon sombre… Celui des femmes dalit, des laissées pour compte indiennes, qui crient leur révolte, réclament leur liberté, au fil de soixante-et-un poèmes poignants. Ce monde nous est étranger et c’est dans un tsunami de douleurs que nous entraine Jiliane Cardey. Rabaissées, malmenées, brisées, ces femmes demandent compassion, respect et égalité. La poésie devient émancipation dans cette société de l’Inde postcoloniale.
La traductrice Jiliane Cardey, aujourd’hui âgée de 28 ans, est passionnée par ce pays depuis son enfance. À force d’explorations et de traductions, elle découvre la poésie dalit. Profondément marquée par ces histoires où l’humain ne vaut pas plus que du bétail, elle décide de devenir le porte-parole de ces femmes intouchables. En traduisant des poèmes d’une anthologie en langue hindi, « nous avons donné naissance à des diamants bruts qui peuvent soulever la terre sur leurs épaules », écrit-on chez l’éditeur Bruno Doucey. Un point de vue largement partagé par Bernhard Lorenz, fervent adepte de poésie, touché par ces textes forts et bouleversants. « Pour traduire de la poésie, il faut sentir le rythme, trouver des équivalences qui sonnent bien en français », précise-t-il. « Les mots de Jiliane Cardey ont le poids qu’il faut. Ils sont réfléchis et laissent une empreinte indéniable sur le lecteur ». S’ajoutent à la découverte de cet univers des notes de traducteur. « Indispensables, parfaitement bien rédigées et informatives pour nous instruire suffisamment sur la situation de ces femmes », complète Sylvie Escat. Outre ces recherches approfondies, la traductrice a réussi à ne pas laisser indifférent une fois l’ouvrage terminé.
Justine Donche-Horetska, pour sa traduction de l’ukrainien de Histoires sur les roses, la pluie et le sel de Dzvinka Matiyash aux Éditions Bleu et Jaune
Que dire sur les roses, la pluie et le sel ? Une multitude de détails emplis de poéticité et de spiritualité, où des scènes du quotidien se transforment rapidement en extraordinaire, au rythme d’une quarantaine de récits divisés en trois parties. L’autrice ukrainienne, Dzvinka Matiyash, a été deux fois finaliste du prestigieux prix littéraire BBC Ukrainian Book of the Year, notamment pour cet ouvrage en 2012. Quant à sa traductrice, Justine Donche-Horetska, elle avait déjà postulé au Prix Caillé 2019 pour son travail sur Persécutés pour la vérité : les gréco-catholiques ukrainiens derrière le rideau de fer.
Nous voici cette fois en présence d’un moine bègue qui apprend à lire en latin, d’un dictateur en mal d’amour ou encore d’Iseult en Cornouaille, de la Vierge à bicyclette… tous, traversant les grandes épreuves de l’existence humaine. Et pour relater ces expériences parfumées de sentiments divers, « la traductrice a trouvé le ton juste, une langue simple et bien choisie », souligne Philip Minns, tout en spécifiant qu’il s’agit de critères fondamentaux pour l’octroi du Prix. Ainsi, le lecteur est-il pris dans l’histoire, sans être perturbé par des problèmes de syntaxe ou de langue. « La dimension culturelle et spirituelle est retransmise à merveille ». « La sensibilité du récit aussi », complète Bernhard Lorenz, appréciant au-delà du texte, les notes de traducteur en bas de page qui enrichissent nettement la compréhension d’une culture ukrainienne largement méconnue en France.
Certains textes d’Histoires sur les roses, la pluie et le sel ont déjà été traduits en anglais et en serbe.
Benjamin Pécoud, pour sa traduction de l’allemand de L’Enfant lézard de Vincenzo Todisco aux Éditions Zoé
Il n’a pas de prénom. Privé de la plus élémentaire des identités, il devient l’enfant lézard. Celui qui se faufile, rampe, se fait discret pour échapper à un destin funeste. Introduit clandestinement en Suisse par des parents travailleurs immigrés italiens, il doit se cacher pour éviter d’être renvoyé dans son pays d’origine. Une vie à l’écart, dans l’ombre, où le temps se transforme en pas comptés, et qui vire au cauchemar.
Pourtant habitué à rédiger en italien (« sa langue de ventre » puisqu’il est fils d’immigrés italiens), Vincenzo Todisco a choisi d’écrire ce drame moderne en allemand, « sa langue de tête ». Sa raison ? L’italien est « une langue empathique, colorée, baroque », alors que l’allemand « est plus sobre et synthétique ». Pour traduire en français, Benjamin Pécoud a dû garder cette distance, « cette langue presque sèche qui m’évoque celle de Bernhard Schlink, à savoir choisir des mots qui restent généralistes, mettre à distance, ne pas provoquer trop d’émotions tout en saupoudrant une fine sensibilité », éclaire Bernhard Lorenz. « Le français implique plus de chaleur que l’allemand, un peu plus distancié, mais l’effet sur le lecteur est bien rendu ». La traduction épouse le rythme, le vocabulaire est précis, le ton juste. « On ne bute sur rien ; tout est fluide, le champ lexical est parfaitement maîtrisé et les phrases syncopées sont aussi vives que les mouvements des lézards », complète Sylvie Escat. Benjamin Pécoud avait déjà été repéré pour sa traduction en 2017 de l’ouvrage de Meral Kureyshi, Des éléphants dans le jardin. « Nous pouvons noter une réelle évolution dans son travail avec un récit empreint d’un bon niveau de français ne laissant pas transpirer la langue d’origine », conclut Philip Minns.
C’est la première fois que Vincenzo Todisco est traduit en français.
Johary Ravaloson, pour ses traductions du malgache de Ma promise d’Emilson Daniel Andriamalala et Lance-pierre de Soamiely Andriamananjara aux Éditions Dodo Vole
Il aura fallu attendre plus de 60 ans pour traduire Fofombadiko (Ma Promise en français), véritable référence poétique et romanesque de la littérature malgache, étudiée dans le programme scolaire de « l’île rouge ». L’œuvre d’Emilson Daniel Andriamalala relate une histoire d’amour sur laquelle se juxtaposent les affrontements entre colons et rebelles lors de l’année mouvementée de 1947.
Johary Ravaloson, romancier admiratif d’Andriamalala, a réalisé un travail de traduction respectant avec brio la dimension philosophique, traitant de la violence des hommes, de l’omniprésence de Dieu, de l’amour, du patriotisme et des différentes populations de Madagascar.
« Les premiers chapitres sont écrits comme des vers en prose. La scansion naturelle des phrases les fait ressembler à des slams », s’émerveille Sylvie Escat. « Les expressions imagées ou proverbes sont très parlants, traduits sans recherche d’équivalents ». Telles ces phrases relevées par cette dernière : Deux endroits « distants de deux fois le temps de cuisson du riz », « les Malgaches sans distinction de cheveux », « les rires en cascade des femmes de la côte ». Le traducteur a toujours fait preuve d’un souci de lisibilité, permettant ainsi une lecture fluide. Les champs lexicaux, qui alternent entre l’idéalisme et le réel, l’amour et la violence, sont impeccablement respectés. Et quand l’on passe d’un profond romantisme et d’un pur onirisme à un bloc rédactionnel très factuel sur le colonialisme, « la rupture est certes brutale, mais admirablement bien menée dans cette traduction », remarque Bernhard Lorenz.
Si la traduction est habile et sans fioriture, une voix consensuelle s’accorde tout de même à souligner le manque d’informations historiques. « On regrette l’absence de notes de traducteur sur l’insurrection de 1947, trop méconnue sous nos latitudes », souligne ce dernier. Même remarque pour Lance-pierre de Soamiely Andriamananjara, traduit agilement, mais dénué de notes de traducteur permettant de comprendre, cette fois-ci, de nombreuses expressions malgaches.
Là aussi, Johary Ravaloson procure une lecture plaisante de ce recueil de onze nouvelles, plongeant le lecteur dans le quotidien « de la République de Madamegaspar », très jolie formule qui s’ajoute à bien d’autres dans cet ouvrage.
par Jury du prix Pierre-François Caillé de la traduction
le 26 novembre 2021