Prix Pierre-François Caillé de la traduction 2022
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Prix Pierre-François Caillé de la traduction 2022 – « Trois récits aux destins croisés »

par Jury du prix Pierre-François Caillé de la traduction

le 10 novembre 2022

Davide Knecht assisté de Thomas Scolari, pour sa traduction de l’arabe (Jordanie) L’Épouse d’Amman, de Fadi Zaghmout, aux Éditions L’Asiathèque, 204 pages.

« Pour moi, c’était un travail d’activisme où j’ai combiné des histoires de gens que je connais, des événements auxquels j’ai assisté, des scènes que j’ai enrichies et des récits figurant sur mon blog que j’ai animé pendant des années ».

Voici ce qu’est L’Épouse d’Amman, ouvrage choc du militant et spécialiste de la question des genres Fadi Zaghmout, sorti il y a neuf ans en Jordanie sous le titre d’Arous Amman, devenu très rapidement un best-seller. La sublime couverture, représentant une peinture murale d’Amman, annonce la couleur : quelle place pour des individus qui ne se retrouvent pas dans cette société traditionnelle aux codes figés ? Destins de cinq personnages – quatre femmes dont une chrétienne et un homme homosexuel – qui expriment tour à tour les épreuves et souffrances à affronter. Pour les femmes : un mariage plus prestigieux qu’une réussite universitaire, une soumission à la puissance paternelle, du harcèlement, une sacralité de la virginité pour conserver l’ordre social ; pour les hommes : l’importance de la virilité, d’un travail stable et de bons revenus.

« Ce livre nous parle d’une réalité que nous connaissons mal et il est, à ce titre, digne d’intérêt », affirme Philip Minns, membre du jury. « C’est en effet une approche originale de l’oppression subie par ces cinq personnages », ajoute Maryvonne Simoneau, également jurée.

Pour Philip, « la traduction est fluide, agréable à lire. Les phrases sont courtes. Nous suivons facilement l’histoire. Le style est fleuri, sans excès, proche de la poésie arabe que nous connaissons ». Pour Maryvonne, « le style est très clair et très vivant. Il n’y a ni légèreté ni espièglerie : c’est un constat sans jugement de valeur avec un lexique bien choisi, qui suscite un juste dosage d’émotion ».

Le livre comporte un certain nombre de notes de bas de pages, très utiles, illustrant le souci du traducteur d’éclairer le lecteur pour une meilleure compréhension des enjeux. Davide Knecht a d’ailleurs été assisté de Thomas Scolari dans sa traduction. Il ressort de ce travail un texte sobre, tout en retenue et rigueur, qui rend compte d’une réalité sociale assez cruelle. Un superbe laboratoire d’émotions, où la liberté est mise en cage et les rêves sont brisés.

Michelle Ortuno, pour sa traduction de l’espagnol Tea Rooms, femmes ouvrières, de Luisa Carnés, aux Éditions La Contre Allée, 270 pages.

C’est un récit pour le moins effarant. Madrid, années trente. Nous voici plongés au cœur d’un salon de thé accueillant la bourgeoisie madrilène. Mais derrière le comptoir s’activent Antonia, la plus ancienne des serveuses qui peine à survivre avec ses revenus misérables, Laurita la naïve, Marta la voleuse, Paca la dévote, Felisa la frivole, et Matilde, la nouvelle qui observe ce petit monde. Toutes se démènent dix heures par jour, six jours et demi par semaine, pour un salaire dérisoire, avec la crainte d’être mise à la porte à tout moment.

Louisa Carnés organise un ballet social dans ce huis-clos où l’on déguste des douceurs. Point de douceur en revanche pour ces petites mains. Ici, les classes sociales se croisent, mais ne se mélangent pas et les tensions sont partout : au travail certes où règne l’insécurité et les brimades de l’Ogre, la responsable, mais aussi, à la maison où prédomine la pauvreté et dans le pays où les mouvements sociaux s’agitent avant la mise en place de la Seconde République espagnole. Tea Rooms s’organise en vingt-deux courtes scènes alternant descriptions et dialogues.

Publié pour la première fois en 1934, censuré par le régime franquiste, il tombe dans l’oubli jusqu’à sa réédition… en 2016, soit 82 ans plus tard ! Louisa Carnés est une autrice appartenant à la Génération de 27, un groupe littéraire né entre les années 1923 et 1927 aux idées avant-gardistes. « Quelques femmes de ce mouvement ont joué un rôle social fondamental, mais elles ont été oubliées », ajoute Maria Lebret-Sanchez, membre du jury. « Grâce à la réédition en espagnol et à cette traduction en français, le public accède à un ouvrage majeur. On restitue de la justice à ce livre ! ».

La traductrice Michelle Ortuno, qui avait obtenu en 2017 la mention spéciale du jury du Prix Caillé pour sa traduction de Baby Spot, a une fois de plus bien saisi le récit. « Les verbes elliptiques n’interpellent pas en espagnol ; beaucoup plus en français. La traductrice a su s’adapter. De plus, les phrases sont courtes ; ça martèle. Les dialogues et les descriptions sont parfois abrupts en espagnol, comme en français. Ce n’est pas facile à traduire, mais c’est une version très bien rendue. »

Une perception partagée par Dominique Durand-Fleischer, également membre du jury, qui reconnaît une traduction fluide et cohérente. « Ces phrases courtes et hachées donnent un effet d’immédiateté. On vit dans l’instant décrit ». L’ouvrage a été rédigé au début des années trente, mais pour autant le langage est moderne. « Le vocabulaire est simple et bien choisi », complète Dominique.

Le récit alterne entre moments poétiques et propos vindicatifs. À cela s’ajoute un fabuleux esthétisme cinématographique que Maria souligne : « Les mouvements des regards sont comme ceux d’une caméra. D’ailleurs, Tea Rooms est tellement imbibé de cet esthétisme particulier, que le livre a été adapté en pièce de théâtre, jouée à Madrid jusqu’à début novembre ».

Tea Rooms, femmes ouvrières a remporté le prix Mémorable 2021, qui récompense le travail mené par les maisons d’édition, afin de rendre accessible des livres jugés incontournables.

Émeline Plessier, pour sa traduction de l’italien Éclipse(s), d’Ezio Sinigaglia, aux Éditions Zeraq, 112 pages.

Éclipse. Définition : disparition apparente et temporaire d’un astre, obscurcissement passager. Le mot évoque aussi une période de défaillance. Alors quand Ezio Sinigaglia le choisit comme titre – Eclissi dans sa version originale, donc au pluriel, qui plus est –, l’on s’attend à un récit en multi-clair-obscur. Le choix du pluriel entre parenthèses de la traductrice Émeline Plessier ajoute à la complexité des apparitions/disparitions. Au phénomène astronomique vient se superposer la mise en lumière de la vie d’Eugenio Akron, architecte triestin à la retraite, et surtout la résurgence d’un passé douloureux, tapi dans l’ombre et qui le hante. Lors de cet ultime voyage dans une île nordique pour assister à une éclipse, il y rencontre Mrs Wilson, une États-Unienne venue elle aussi se délecter du spectacle.

« Ce livre est très théâtral ; on observe une montée en puissance dramatique, comme une tragédie grecque, avec une unité de lieu et une catharsis à la tombée de rideau », affirme Lucile Gubler, membre du jury. De plus, « la traduction met en valeur ce récit parfaitement bien construit ».

La quatrième de couverture mentionne un ouvrage avec « des exercices de styles », rédigé « en cinq langues […] parfois improbables mais toutes compréhensibles ». Sur une même page, l’on peut en effet lire du français pas français, de l’anglais non traduit prononcé au couteau et du patois relevant d’une macédoine de mots insolites. Or, le but d’une traduction est d’enlever les fautes, de rendre au mieux le contenu…

« C’est l’une des grandes difficultés de la traduction littéraire, par opposition à la traduction dite “pragmatique”. Ce récit est une gageure ; on est dans l’esprit d’un doublage de film. Laisser ce qui nous apparaît comme des erreurs linguistiques nous donne une indication forte sur les personnages », complète, admiratif, Jean-François Allain, également membre du jury, qui parle de « prouesse de traduction ». « Les trois-quarts du texte sont agréables à la lecture. Il n’y a pas de calque, ni de fautes ni de problèmes de construction ou de syntaxe. Donc quand les aberrations interviennent, on sait que c’est voulu ».

Émeline Plessier signale d’ailleurs en début de livre avoir créé un laboratoire regroupant plusieurs traducteurs lors des Assises de la traduction littéraires à Arles. Son but : trouver des solutions de traduction pour certains mots italiens et ponctuer volontairement d’erreurs la construction des phrases anglaises. Une technique sur le fil qui oblige à une extrême cohérence sur tout le reste du texte !

« Il faut parfois prononcer à voix haute les phrases pour les comprendre, ce qui peut gêner certains lecteurs. Mais pour moi, ce fut un vrai plaisir, car je me suis sentie embarquée : c’est un peu comme si j’avais face à moi ces truculents locuteurs », reconnaît Lucile. « Ce choix de langues écorchées donne un effet rocailleux, rugueux à ce fabuleux récit choral ». Les deux jurés s’accordent : Émeline Plessier a réalisé un véritable exercice sportif et difficile.

Pour connaître le lauréat ou la lauréate de l’édition 2022 du prix Pierre-François Caillé, rendez-vous le 18 novembre prochain.

Consultez le site dédié au prix pour tout connaître sur le prix Pierre-François Caillé de la traduction, découvrir les membres du jury présidé par Bernhard Lorenz, ainsi que la sélection complète de l’année 2022 : Sélection 2022 du Prix Pierre-François Caillé de la traduction.

www.prixcaille.fr

par Jury du prix Pierre-François Caillé de la traduction

le 10 novembre 2022