De 1945 à 1950

1945-1946 – Aux prémisses

L’Organisation des Nations Unies vient d’être officiellement créée, le 24 octobre 1945, quand s’ouvre le procès intenté par les puissances alliées contre les principaux responsables du Troisième Reich et qui se tient du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, à Nuremberg. Parlant de Pierre-François Caillé, fondateur de la SFT, Maurice Voituriez (1), confirme l’impact du procès sur celui qui, avec d’autres, va créer la SFT : « C’est probablement en 1946 que lui viendra l’idée de créer en France une association de traducteurs. C’est l’année du procès de Nuremberg, qui aura mobilisé un grand nombre de traducteurs et d’interprètes et nécessité à cette fin des installations considérables et d’un nouveau style. »

Nuremberg, en simultané

Dans la délicate mise en œuvre d’une juridiction pénale internationale (une première), pour tenter de clore le traumatisme de Seconde Guerre mondiale, chacune des quatre nations demanderesses – États-Unis, Union soviétique, Grande-Bretagne, France, ce ministère public représentant d’autres nations, 17 en tout – constitue une équipe de juristes. À ceux-ci (une soixantaine de personnes), outre les 24 accusés allemands, s’ajoutent une centaine de témoins et des journalistes venus d’une vingtaine de pays, dont Joseph Kessel pour France-Soir. La langue des débats est donc cruciale. Innovation considérable visant un gain de temps : avocats et procureurs s’appuient sur des textes lus afin qu’une traduction simultanée permette à chaque participant d’entendre les débats dans sa langue. Le système fourni par la société IBM inclut un dispositif de voyants lumineux qui permet aux orateurs de savoir si les traducteurs désirent qu’ils ralentissent ou arrêtent leur lecture. Il est à noter que c’est aussi à Nuremberg, mais en septembre 1934, lors du discours prononcé par Adolf Hitler sur l’esplanade Zeppelin, en clôture du 6e congrès du Parti national socialiste, qu’un traducteur, André Kaminker, avait tenté sans trop y croire, et réussi, la première traduction simultanée radiophonique à l’attention des auditrices et auditeurs français.

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Box des interprètes au procès de Nuremberg.

©Raymond D’Addario/ USHMM, courtesy of National Archives.

Autre point d’impact : la parution en 1946, chez Gallimard, d’un ouvrage qui aura un grand retentissement dans le monde de la traduction. Son auteur ? Valery Larbaud, écrivain-voyageur cultivé et polyglotte, traducteur de Samuel Butler, correcteur-réviseur de l’Ulysse de James Joyce. Son titre ? Sous l’invocation de saint Jérôme, dans lequel on peut lir(2) : « […] le traducteur est méconnu ; il est assis à la dernière place ; il ne vit, ainsi dire que d’aumônes ; il accepte de remplir les plus infimes fonctions, les rôles les plus effacés ; “servir” est sa devise, et il ne demande rien pour lui-même, mettant toute sa gloire à être fidèle aux maîtres qu’il s’est choisis, fidèles jusqu’à l’anéantissement de sa propre personnalité intellectuelle. »

1947

L’analyse de Larbaud rejoint celle de nombreux confrères, dont Pierre-François Caillé, qui se souvien(3) :

 

« Comme dans bien d’autres pays, les traducteurs en France étaient éparpillés. Les meilleurs, les plus connus d’entre eux, travaillaient, œuvraient pour leur compte, sans même penser qu’ils représentaient une des plus vieilles profession du monde, une profession sans foi ni loi, désorganisée, anarchique, vouée à une stagnation perpétuelle. L’idée nous vint à quelques-uns de nous grouper, d’unir nos efforts pour donner à notre métier un semblant d’équilibre. »

 

Il y a pour les traducteurs, en ce moment où les frontières rouvrent, où le besoin d’échanger idées et techniques reprend, l’opportunité de rejouer leur rôle historique, celui de véhicule des civilisations et des cultures. Il faut gagner un statut cependant. Or peu d’organisations professionnelles existent alors dans le monde, la plus ancienne étant sans doute l’ÖVGD (association autrichienne de traducteurs assermentés), fondée en 1920. Mais la plupart sont postérieures à la création de la SFT, ou à celle de la FIT, fédération internationale que les mêmes acteurs vont fonder en 1953.

 

La SFT est ainsi née en juillet 1947, sous le nom initial d’Association professionnelle des traducteurs littéraires et scientifiques. Le syndicat regroupait différents profils : traducteurs littéraires, adaptateurs audiovisuels, traducteurs techniques et scientifiques mais aussi traducteurs militaires pour lesquels une section particulière sera créée. D’ailleurs, en prenant officiellement le nom de Société française des traducteurs, en 1952, elle conservera en sous-titre la mention de Syndicat national des traducteurs littéraires, techniques, militaires, jurés, de presse.

 

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Son siège est hébergé par le PEN Club de Franc(4) . Peu argenté, le syndicat va déménager de nombreuses fois au fil des années, parfois se retrouver sans domicile fixe pour quelque temps, avant de se fixer tardivement rue du Faubourg Saint-Honoré. Mais il a d’autres atouts, les femmes et hommes qui le composent et dont les portraits s’enchaînent ici pour éclairer cette aventure, humaine avant tout. Car le champ d’action est large : il s’agit d’organiser une profession dont les membres sont isolés. Il faut leur obtenir des droits équitables en termes de statut et de rémunération, des assurances sociales et fiscales, les rassembler par des outils d’information, des manifestations nationales et internationales, une déontologie…

Femmes et hommes d’exception

L’âme de cette fondation est Pierre-François Caillé. Né le 18 octobre 1907 à Nantes, il a 40 ans quand il crée cette association, qu’il présidera de façon effective durant 23 ans (de 1950 à 1973) tout en présidant également aux destinées de sa grande fille, la Fédération internationale des traducteurs (FIT) pendant 18 ans (de 1953 à 1956, de 1958 à 1959 [intérim] et de 1966 à 1979).

 

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Licencié en droit, excellant en anglais, son profil est plutôt littéraire, même si son travail au cinéma, ultérieur, l’a rendu plus célèbre encore (voir encadré). Dès ses débuts professionnels, il se démultiplie. Il est co-auteur d’une Histoire des décorations françaises, signe une traduction de Leonard Ehrlich, Le Fléau de dieu, adapte, sur un autre registre, Tarzan et le lion, une B.D. d’Harold Foster. Succès en 1938, avec la première édition française du best-seller américain de Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent (traduction récompensée du prix Halpérine-Kaminsky et qui, fait rare alors, lui vaut d’avoir son nom apposé sous celui de l’auteur en couverture). Sa carrière de traducteur littéraire est faite, suivront Les Aventures de Tom Sawyer de Mark Twain, Le Grand Passage de Kenneth Roberts, Les Nuits de Bombay, roman de Louis Bromfeld, plusieurs polars d’Edward P. Oppenheim…

 

Pierre-François Caillé adhère à la Sacem en tant qu’auteur le 4 janvier 1943. Il devient sociétaire définitif le 15 avril 1959, l’année où il est nommé au grade de chevalier de la Légion d’Honneur. En 1968, il est vice-président de la Société des gens de lettres, en janvier 1974, il entre au Conseil supérieur des lettres, cinq ans avant son décès à Paris, le 23 septembre 1979, à l’âge de 71 ans.

 

 

Pierre-François Caillé, l’ami cinéma

Il fallait certainement ressentir son époque pour se lancer, à corps perdu, dans l’adaptation et le doublage du cinéma parlant. Et Pierre-François Caillé en a fait beaucoup ! (5) Une liste de la Société Parisienne de Sonorisation décompte 395 films à son actif, mais elle ne débute qu’en 1943. Or, dans une interview, le traducteur évoque plutôt 500 films et avoir lancé en 1936 sa carrière de synchronisateur. Il y a bien sûr le doublage d’Autant en emporte le vent (1950), mais aussi West Side StoryLa Ruée vers l’orLe Tour du monde en 80 joursLes Sept MercenairesBen HurLa Grande Évasion, ainsi que Vingt mille lieues sous les mers (avec Charles Goldblatt). P.-F. Caillé travailla sur toutes sortes de films : documentaires, comédies musicales, dessins animés, films pour la jeunesse, feuilletons télé, policiers, westerns… Il ne synchronisa pas seulement l’anglais mais aussi l’espagnol (Bandido Caballero, 1956), l’allemand (So lange Du da bist, 1956), le russe (Guerre et paix, 1967/68) ou le japonais (La Porte de l’enfer, 1955). Et il n’a pas manqué de théoriser son art dans des articles sur la traduction…  (6)

 

Pour P.-F. Caillé, les producteurs de films préfèrent la synchronisation au sous-titrage parce ce « qu’ils savent qu’un film doublé rapporte plus qu’en version sous-titrée ». Lui-même ayant pratiqué les deux, il privilégie la synchronisation car « le public ne possède en général que médiocrement la langue originale et se fatigue rapidement de lire les sous-titres. » « Plus on se rapproche, dit-il, de la vie naturelle, de la simplicité, plus la transposition d’une langue dans une autre est compliquée... Nous touchons là à toute la complexité de notre art : rester fidèle tout en demeurant nature ! » « Le traducteur a toujours la ressource d’ajouter en désespoir de cause une note en bas de page ("jeu de mots intraduisible en français"), tandis que le dialoguiste, lui, est bien forcé de trouver une solution. »

 

 

Autour de Pierre-François Caillé, d’autres figures apparaissent, traducteurs bien évidemment, mais avant tout femmes et homme de lettres, quelques portraits parmi les plus remarquables, à commencer par celui à qui il aura l’intelligence de laisser les premières présidences de la SF(7), le temps d’en assurer les fondations, et qui est un spécialiste de l’entregent.

 

 

Georges Pillement, premier président de la SFT, de 1947 à 1950

Né dans la Sarthe en 1898, Georges Pillement est un écrivain, chroniqueur, traducteur spécialiste des littératures espagnole et hispano-américaine. Vibrionnant touche à tout, ce jeune intellectuel se rapproche tôt des plus grands. On a trace de sa correspondance avec Jules Supervielle en 1921 et, en 1926, avec le sulfureux Max Jacob, auquel il déclare sa fougue.
Pour le théâtre, Pillement traduira Miguel de Cervantes (Le Rufian Heureux) et, en 1961, la pièce de Calderon, L’Alcade de Zalamea, donné par le TNP de Jean Vilar en Avignon. Il est auteur de romans : en 1937, son Plaisir d’amour obtint le Prix des Deux Magots. Photographe, il signe textes et images des trois volumes de Les Cathédrales d’Espagne, puis de L’Espagne inconnue : itinéraires archéologiques.
Il est amateur d’histoire des lettres et réalise plusieurs anthologies : de la poésie amoureuse, de la poésie érotique, des lettres d’amour, et surtout une Anthologie du théâtre français contemporain, en trois volumes. Mais c’est avec Destruction de Paris (Grasset, 1941), que ce féru d’art et d’histoire entame une longue série d’ouvrages et d’articles consacrés à la sauvegarde des monuments anciens, action démultipliée par la télévision, la création d’associations et une exposition itinérante dans les années 1960. L’extension naturelle sera une activité d’édition durable d’ouvrages pratiques, les Guides Pillement, consacrés au patrimoine des régions françaises mais aussi de pays étrangers. Prix Louis Barthou, en 1964, pour l’ensemble de son œuvre, Prix Georges Dupau en 1975 pour Les pré-impressionnistes, Georges Pillement est mort à Paris en 1984.

 

 

1948

Révisée à Bruxelles en 1948, la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques de 1888 (plusieurs fois complétée et révisée ensuite) reconnait que le traducteur est le titulaire originaire des droits sur la traduction qu’il a élaborée. Cependant, soumise à des dispositifs nationaux, la protection de ces droits est pour la SFT, dans la pratique, loin d’être satisfaisante. La rétribution accordée est souvent insuffisante, sans participation aux bénéfices de l'œuvre traduite, ce que le Syndicat national des éditeurs français rechigne à accorder en sus de la rémunération forfaitaire du travail commandé. Ce sera un cheval de bataille pour de longues années…

 

 

1949

En mai 1949, après avoir établi un contrat-type de traduction-adaptation radiophonique, la SFT le soumet à la direction de Radio-diffusion Française. De longs pourparlers s’engagent alors avec l’institution autour des tarifs et du statut d’auteur.

 

 

De 1950 à 1960

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